Dans le marais audomarois, véritable labyrinthe constitué de 15 000 parcelles de terre et d’eau, parcouru de 800 kilomètres de canaux, rivières, étangs, façonné par l’homme depuis le Moyen-Âge et situé dans les Hauts de France, plusieurs dizaines d’habitations – dont celles qui constituent le marais résidentiel, essentiellement, le long du Grand Canal – ne sont encore accessibles qu’en bateau. Aujourd’hui, cette contrainte est une chance, celle de ralentir le rythme effréné d’une vie trépidante qui nous ferait passer parfois, souvent, à côté de l’essentiel : Vivre… Être à la vie… Tout simplement. Dans le marais audomarois, être à la vie est une évidence naturelle dont on redécouvre, tout particulièrement, la fluidité en glissant sur les eaux silencieuses, sombres comme un immense miroir d’une nature exubérante et généreuse.

Les deux embarcations traditionnelles du marais sont le bacôve et l’escute, tous deux ayant deux pointes et un fond plat qui permet avant tout de charger les légumes, transporter les bestiaux mais aussi, accessoirement, les enfants puisque le ramassage scolaire se faisait par bateau, il y a encore quelques décennies. Même le facteur avait son escute pour la distribution de courrier!  

Si le premier est le bateau de charge du marais, robuste et stable, son fond plat a la particularité de remonter comme une planche de ski, ce qui lui permet d’épouser la vague et de la passer. En tant que bateau caboteur, il peut donc, si nécessaire, aller en mer. Le second, allant de 4m50 à 8 m de long, est le bateau de la vie quotidienne.

Du côté maraîcher, sur les faubourg du Haut-Pont et de Lyzel – où l’habitat typique présente une façade tournée vers la ville et un arrière vers les marais – le site garde trace des moyens de locomotions ancestraux, les charpentiers de bateaux ayant laissé le nom de leur activité dans une rue des faiseurs de bateaux dans Saint-Omer.

Pourtant le remembrement débuté dans les années 1970, ayant permis la création de 30 km de routes et de ponts pour accéder aux marais sans bateau, avec le motoculteur puis le tracteur, a précipité la fin d’une profession intimement liée au marais audomarois. C’est ainsi que Gérard, le dernier charpentier, arrêta en 1995.

Le savoir-faire, transmis oralement et sans aucune trace écrite, était perdu jusqu’à ce jour de 2007 où Rémy et Vincent Colin demandèrent à Gérard, désormais à la retraite, de leur transmettre ses connaissances pour faire revivre la belle tradition des barques du marais audomarois.

Historiquement, les premiers bateaux en bois furent des pirogues datant du mésolithique soit -10 000 avant JC. Ces pirogues étaient réalisé dans un arbre creusé au feu dont on évidait la matière calcinée à la hache. Chez les Celtes, à l’âge de fer, on utilisait un bois vert, frais, malléable à la chaleur qu’on expansait en le travaillant, ce qui permettait d’élargir notablement le bateau. Au XI et XIIeme siècle, le perfectionnement de cette technique permit d’obtenir jusqu’à 4 mètres de largeur pour un bateau. Pourtant, les arbres ayant une circonférence pour le moins notable n’étaient pas toujours disponibles, aussi, la fabrication évolua et le charpentier choisit de fendre l’arbre de façon à obtenir suffisamment de planches dites clins.

Cette construction à clins ressemble à celle des bateaux de Vikings quoique l’origine en soit, incontestablement, pré-Viking : on fabrique la coque puis la charpente, contrairement à la technique de fabrication des bateaux issus du XVIe siècle où l’on fait d’abord la charpente puis la coque. L’escute et le bacôve sont descendants de ces bateaux du Moyen-Age (scute signifiant bateau fluvial). Ces embarcations correspondent à une construction « Bordé Premier » spécifique à la navigation en Europe du Nord.

Les constructions de ces bateaux sont toujours uniques car une planche est toujours unique et l’embarcation est issue d’un compromis, d’une « rencontre » entre une planche et un charpentier.

Avant tout chose, celui-ci commence par cintrer la planche pour faire une coque. Puis, il réalise la quille (la partie en dessous) sur laquelle il fixe les deux étraves avant et arrière, ensuite le gouvernail à tribord. Les Viking lui accolaient des têtes de monstres sensées effrayer les mauvais esprits et non l’ennemi, le mauvais esprit étant évidemment bien plus dangereux que l’adversaire…

Mais, revenons à notre construction à clin.  Sur la quille du bateau, le charpentier monte les clins c’est-à-dire des planches mises à sécher précédemment. Elles sont posées au-dessus d’un brasero et travaillées l’une après l’autre ; une personne positionnant la planche dans le prolongement du fond plat appelé la sole, et la seconde personne faisant pression pour réaliser le cintrage. Les clins se chevauchent et le charpentier rifte les clins entre eux avec des clous forgés mis par l’extérieur. A l’intérieur, il appose une petite rondelle, casse le clou à la pince ou le cisaille puis le martèle pour le finir en rivet qui se resserre sur la rondelle.

Lorsque le bordé est terminé, c’est-à-dire quand l’ensemble des planches ou bordages est monté, la coque du navire est formée, on peut alors lui mettre son squelette, autrement dit ses membrures, sections plus épaisses de bois dur qui viennent consolider le bateau. Ces sections nécessitent un bois torse issu d’une branche d’arbre car il faut toujours respecter le fil du bois. Le charpentier fait ses gabarits, puis il va en forêt choisir l’arbre dont les branches correspondent le mieux à la membrure qu’il veut réaliser. Lorsque le charpentier pose ses membrures, il met des chevilles de bois pour les maintenir avec la coque.

Le calfatage se fait par l’extérieur. On humidifie les joints puis on y insère de l’étoupe – un lin cardé, traité et huilé -. A l’aide d’un maillet et d’une tige en fer forgé, le charpentier bourre le lin dans les joints. Ensuite, il coule du brai de houille chauffée à + de 250° sur le joint, ce qui permet de protéger le lin. Puis, toujours dans le respect du savoir-faire ancestral, il goudronne son bateau avec la sève libérée d’une branche de bois vert. Le goudronnage apporte protection et durabilité à l’esquif, son grand ennemi étant le soleil. L’embarcation terminée aura besoin d’être entretenue tous les deux ans.

Dans l’atelier des Faiseurs de Bateaux de Saint-Omer labellisé Entreprise du Patrimoine vivant en 2015, les quatre charpentiers fabriquent – uniquement pendant l’hiver – une quinzaine de bateaux différents par an dont le bac à chaîne, le bacôve, l’escute, le baudequin, le bateau picard mais aussi des créations particulières et sur-mesure comme ces embarcations réalisées, récemment, pour le Petit Trianon à Versailles.

Durant la belle saison, ils s’occupent de l’entretien des bateaux et réalisent des visites du marais dans leurs propres bacôves car si l’escute est resté un bateau pour les particuliers, le bacôve est devenu un bateau de tourisme que l’on emprunte dès lors que l’on entreprend une croisière dans le marais. Avec les Faiseurs de Bateaux, la découverte aura pour axe bien évidemment les bateaux mais surtout la raison de leur création, la nécessité de leur fabrication…pour circuler dans le marais, notamment pour le maraîcher qui, s’il était modeste, devait obligatoirement prendre son bateau, le remplir de ses productions pour rejoindre les faubourgs de Saint Omer dans lesquels s’infiltrent de larges canaux du marais, pour y vendre ses légumes ou accéder à la gare qui permit l’exportation, dès 1848.

C’est ainsi que Rémy Colin s’est créé un équilibre de vie, l’hiver l’atelier et la fabrication des bateaux, l’été, les promenades pour le touriste, le promeneur, l’amateur, à qui il raconte le marais. Sa visite est riche en informations, détails, histoires petites ou grandes comme celle évoquant la fête que firent les gens du marais pour le Roi Soleil quand il conquit Saint-Omer et que la ville devint française. Les maresquiers remontèrent le marais… qui dans son escute… qui dans son bacôve…qui sur un de ces îlots flottants constituées d’un amas de tourbe légère et parfois de roseaux accumulés, le tout suffisamment amalgamé pour que cela forme une sorte de radeau flottant, illuminé de flambeaux pour la circonstance. Quelle beauté cela due être !… Rémy vous narre sa propre enfance dans le marais, les récits des anciens qu’il a connu et ponctue ses explications de détails aussi fondamentaux que de m’apprendre la nécessité des noyers qui sont les seuls arbres à maintenir une fraîcheur réelle sous leurs ombrages, si bien que le maraîcher y stocke ses légumes tout juste ramassés et que l’on y gare son escute pour la protéger du soleil…

Mon Carnet de Notes

A visiter, à faire

Jumeler une visite de l’atelier, du marais et un pique-nique. Loïc Boulier, le maraîcher, s’est installé dans la parcelle cultivable des terres de l’atelier des faiseurs de bateaux et fait des repas frais et de saison qu’il est possible de déguster sur place les week-end, après ou avant la visite, ou mieux de les savourer lors d’un déjeuner sur l’eau pour une croisière gourmande en famille ou entre amis. D’autres croisières sont proposées comme celle qui vous permet de rencontrer un maraîcher et de prendre un déjeuner au bord de l’eau en sa compagnie. N’hésitez pas à regarder le site en détail pour trouver ce qui vous correspondra le mieux, il y a l’embarras du choix… Les Faiseurs de Bateaux  43 route de Clairmarais – 62500 Saint Omer tel 06 08 09 94 88 lesfaiseursdebateaux@gmail.com https://lesfaiseursdebateaux.fr Ouvert du 1er avril au 30 septembre 7j/7. Plusieurs départs par jour de 9h à 18h. (réservation conseillée) Hors saison se renseigner auprès des Faiseurs de Bateaux.

Ce reportage a été réalisé grâce à l’office de Tourisme du Pays de Saint-Omer. www.tourisme-saintomer.com tel : 03 21 98 08 51 contact@tourisme-saintomer.com insta : saintomer_tourisme et à la Maison du Marais www.lamaisondumarais.com

(Prochain reportage à paraître, le 24 juillet, pour la troisième publication sur le marais audomarois, je vous emmènerai dans sa partie sauvage…)

Vous pouvez retrouver l’intégralité de mes reportages en ligne : https://lesvoyagesdeberengere.com/reportages/

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